La querelle des Bouffons


Voltaire et Rousseau (Allégorie) - Gravure du XVIIIème siècle.

Cette querelle opposa les italianisants soutenus par Jean-Jacques Rousseau et les partisans de la musique française réunissant Rameau et même Voltaire! Déjà en 1659, dans le Ballet de la Raillerie, Lully, récalcitrant aux outrances de la musique de son pays natal, écrivit lui-même en italien les paroles suivantes :
La musique italienne: 
	Moi je chante avec plus de force que toi
	Parce que j'aime plus que toi.
	Qui ressent une douleur mortelle
	Ne peut plus que crier merci.

La musique française: 
	La manière dont je chante
	Exprime mieux ma langueur;
	Quand ce mal touche le coeur
	La voix est moins éclatante.
Dès lors, le divorce entre la musique française et la musique italienne semblait consommé. Mais la crise éclata lors de l'arrivée de la troupe italienne des Bouffons, le 1er août 1752, sur la scène de l'Opéra parisien, avec La Serva Padrona de Pergolèse. Ce fut un succès éclatant!
Une lettre anonyme publiée quelques mois plus tard s'indigna:
"Le théâtre auguste de l'opéra a été profané par d'indignes bateleur...".

La riposte fut immédiate:
"Après les leçons qu'on vient de nous donner, il serait bien étonnant que nous revinssions à une musique gothique et barbare qui a fait assez longtemps notre ennui et la risée des étrangers".

Les pamphlets fusèrent dans les deux camps. Pour la défense de Lully, porte-drapeau de la musique française:

Diderot:
"L'opéra d'Armide est le chef-d'oeuvre de Lulli, et le monologue d'Armide est le chef-d'oeuvre de cet Opéra... Il s'agit d'opposer Lulli à Terradellas, Lulli, le grand Lulli, et cela dans l'endroit où son rival même, le jaloux Rameau l'a trouvé sublime."

Marin:
"La musique française est une beauté mâle et régulière qui nous en impose par la fierté et la majesté... l'italienne ressemble à une coquette rusée qui folâtre et qui charme par ses gentillesses... Il est impossible de les comparer l'une avec l'autre, elles ont chacune leurs beautés particulières, et ce serait diminuer nos plaisirs que d'en adopter une exclusivement à l'autre".

Sur cette sage conclusion, tout semblait s'apaiser, lorsque J.-J. Rousseau vint rajouter de l'huile sur le feu en publiant sa lettre sur la musique française. Le philosophe y formula des critiques incongrues envers la musique française:
"Je crois avoir fait voir qu'il n'y a ni mesure ni mélodie dans la musique française, parce que la langue n'en est pas suceptible; que le chant français n'est qu'un aboiement continuel, insupportable à toute oreille non prévenue; que l'harmonie en est brute, sans expression, et sentant uniquement son remplissage d'écolier; que les airs français ne sont point des airs; que le récitatif n'est point du récitatif. D'où je conclus que les Français n'ont point de musique et ne peuvent en avoir, ou que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux."


Jean-Philippe Rameau

Les arguments du genevois laissent sans voix... Une levée de bouclier ne se fit pas attendre parmi les défenseurs du clan français: Rameau publia des "Observations sur notre instinct pour la musique", et Laugier prit la défense de Lully :
"Lully n'est plus à la mode, mais vous n'ignorez point qu'il a fait les délices d'un siècle de la perfection en tout genre... Plus on connaîtra Lully, plus on estimera son beau génie. Il a toutes les parties essentielles qui font le grand musicien. Plusieurs ont excellé au-dessus de lui dans quelques- unes; personne n'en aura réuni un si grand nombre, et dans un degré si parfait."

Enfin, Rameau, grand théoricien de la musique devant l'Eternel, s'appliqua à effectuer l'exégèse du monologue d'Armide, devenu le nerf de la guerre. Il réussit à démontrer d'un point de vue purement musical le génie de Lully et la beauté du monologue, que Glück n'arriva pas à surpasser. Voltaire, lui-même, prit part au pugillat :
"Lully, méprisé par les Musiciens ignorans d'Italie, & admiré par les plus habiles".

Amen!



Si Jean-Jacques Rousseau paraît si vindicatif à l'égard de la musique française, cela peut s'expliquer par la relative décadence de l'Opéra de Paris après la mort de Lully et tout au long du XVIIIème siècle. Si les oeuvres de Lully continuent à être en tête d'affiche, Le Cerf de la Viéville se plaint dès 1705 du relâchement de la discipline au sein de la troupe:

"Lulli avoit par là une merveilleuse autorité dans la république musicienne. Ses gens qui étaient tous les jours frappés de près de la force de ses talents, et qui le voyaient si au dessus d'eux, pour toutes les choses où ils s'appliquaient les uns et les autres, ne pouvaient pas se dispenser de le respecter et de la craindre. Mais outre cette première autorité, outre celle qui lui donnaient encore ses Charges, ses richesses, sa faveur, son crédit, il avait deux maximes, qui lui attiraient une extrême soumission de la part de ce peuple musicien, qui est d'ordinaire pour ses conducteurs, ce que les Anglais et les Polonais sont pour leurs Princes. Lulli payait à merveilles, et point de familiarité. Au regard de la familiarité, ce n'était pas qu'il ne fut bon et libre, il l'était et nous l'avons dit. Il se faisair aimer de ses acteurs, et ils soupaient ensemble de bonne amitié, cependant il n'aurait pas entendu raileerie avec les hommes qui auraient abusé de ses manières sans façon, et il n'aurait jamais de maîtresse parmi les femmesL Et non seulement il ne demandait rien à chanteuse ni à danseuse, mais il tenait la main qu'elles n'accordaient rien à autrui, ou du moins qu'elles ne fussent pas aussi libérales de leurs faveurs, qu'on en a vu depuis quelques-unes l'être. Je n'aime point à mentir ; et pour ne mentir pas à force de vouloir élever Lulli, je ne vous dirai point que de son règne ce fut à l'Opéra une aventure inouïe qu'une petite fredaine. L'Opéra n'était point cruel, mais il était politique et réservé. Sauver les apparences et n'être pitoyable que raremenr et à la dérobée, est quelque chose pour une Angélique et une Armide hors de la scène, et c'était une marque édifiante de la considération qu'elles avaient pour le Patron. Un autre effet du respect que lui portaient les gens, était l'attention qu'ils avaient à se tenir en état de remplir chacun son poste. Je vous répods que sous l'empire de Lulli, les chanteuses n'auraient pas été enrhumées six mois l'année, et les chanteurs ivres quatre jours par semaine. Ils étaient accoutumés à marcher d'un autre train, et il ne serait pas alors arrivé que la querelle de deux actrices se disputant un premier rôle, ou de deux danseurs se disputant une entrée brillante, eussent retardé d'un mois la représentation d'un Opéra. Ils les avait tous mis sur le pied de recevoir sans concertation le personnage qu'il leur distribuait. Un Maître d'Opéra, oblidé de rendre compte à ses acteurs des rôles qu'il leur présente, serait à son aise, et aurait lieu de s'en promettre une belle exécution."


De plus, la manière de chanter a changé, à en croire d'éminents auteurs du XVIIIème siècle :

"On assure que du temps de Lulli, le récitatif se chantait beaucoup plus vite, et il en était moins fastidieux ; Lulli, qui était homme de goût, et même de génie... sentit que le récitatif n'était pas fait pour être exécuté avec effort et lenteur, comme les airs destinés à exprimer les sentiments de l'âme. Depuis le temps de Lulli, notre récitatif, sans rien gagner d'ailleurs, a même perdu le débit que cet artiste lui avait donné, et qu'il faudrait tâcher de lui rendre."
D'Alembert.

"Si cet admirable récitatif ne fait plus aujourd'hui le même effet que dans le beau siècle de Louis XIV, c'est que nous n'avons plus d'acteurs, nous en manquons dans tous les genres.
Volaire



Julie ou La nouvelle Héloïse
par Jean-Jacques Rousseau

"Avant de vous dire ce que je pense de ce fameux théâtre, que je vous rende compte de ce qu'on en dit ici; le jugement des connaisseurs pourra redresser le mien si je m'abuse.

L'Opéra de Paris passe à Paris pour le spectacle le plus pompeux, le plus voluptueux, le plus admirable qu'inventa jamais l'art humain. C'est, dit-on, le plus superbe monument de la magnificence de Louis XIV. Il n'est pas si libre à chacun que vous le pensez de dire son avis sur ce grave sujet. Ici l'on peut disputer de tout, hors de la musique et de l'Opéra; il y a du danger à manquer de dissimulation sur ce seul point. La musique française se maintient par une inquisition très sévère; et la première chose qu'on insinue par forme de leçon à tous les étrangers qui viennent dans ce pays, c'est que tous les étrangers conviennent qu'il n'y a rien de si beau dans le reste du monde que l'Opéra de Paris. En effet, la vérité est que les plus discrets s'en taisent, et n'osent rire qu'entre eux.

Il faut convenir pourtant qu'on y représente à grands frais, non seulement toutes les merveilles de la nature, mais beaucoup d'autres merveilles bien plus grandes que personne n'a jamais vues; et sûrement Pope a voulu désigner ce bizarre théâtre par celui où il dit qu'on voit pêle-mêle des dieux, des lutins, des monstres, des rois, des bergers, des fées, de la fureur, de la joie, un feu, une gigue, une bataille et un bal.

Cet assemblage si magnifique et si bien ordonné est regardé comme s'il contenait en effet toutes les choses qu'il représente. En voyant paraître un temple, on est saisi d'un saint respect; et pour peu que la déesse en soit jolie, le parterre est à moitié païen. On n'est pas si difficile ici qu'à la Comédie-Française. Ces mêmes spectateurs qui ne peuvent revêtir un comédien de son personnage ne peuvent à l'Opéra séparer un acteur du sien. Il semble que les esprits se roidissent contre une illusion raisonnable, et ne s'y prêtent qu'autant qu'elle est absurde et grossière. Ou peut-être que des dieux leur coûtent moins à concevoir que des héros. Jupiter étant d'une autre nature que nous, on en peut penser ce qu'on veut; mais Caton était un homme, et combien d'hommes ont le droit de croire que Caton ait pu exister?

L'Opéra n'est donc point ici comme ailleurs une troupe de gens payés pour se donner en spectacle au public: ce sont, il est vrai, des gens que le public paye et qui se donnent en spectacle; mais tout cela change de nature, attendu que c'est une Académie Royale de musique, une espèce de cour souveraine qui juge sans appel dans sa propre cause, et ne se pique pas autrement de justice ni de fidélité. Voilà, cousine, comment, dans certains pays, l'essence des choses tient aux mots, et comment des noms honnêtes suffisent pour honorer ce qui l'est le moins.

Les membres de cette noble Académie ne dérogent point. En revanche ils sont excommuniés, ce qui est précisément le contraire de l'usage des autres pays; mais peut-être, ayant eu le choix, aiment-ils mieux être nobles et damnés, que roturiers et bénis. J'ai vu sur le théâtre un chevalier moderne aussi fier de son métier qu'autrefois l'infortuné Labérius fut humilié du sien quoiqu'il le fît par force et ne récitât que ses propres ouvrages. Aussi l'ancien Labérius ne put-il reprendre sa place au cirque parmi les chevaliers romains; tandis que le nouveau en trouve tous les jours une sur les bancs de la Comédie-Française parmi la première noblesse du pays; et jamais on n'entendit parler à Rome avec tant de respect de la majesté du peuple romain qu'on parle à Paris de la majesté de l'Opéra.

Voilà ce que j'ai pu recueillir des discours d'autrui sur ce brillant spectacle; que je vous dise à présent ce que j'y ai vu moi-même.

Figurez-vous une gaine large d'une quinzaine de pieds et longue à proportion, cette gaine est le théâtre. Aux deux côtés on place par intervalles des feuilles de paravent sur lesquelles sont grossièrement peints les objets que la scène doit représenter. Le fond est un grand rideau peint de même, et presque toujours percé ou déchiré, ce qui représente des gouffres dans la terre ou des trous dans le ciel, selon la perspective. Chaque personne qui passe derrière le théâtre, et touche le rideau, produit en l'ébranlant une sorte de tremblement de terre assez plaisant à voir. Le ciel est représenté par certaines guenilles bleuâtres, suspendues à des bâtons ou à des cordes, comme l'étendage d'une blanchisseuse. Le soleil, car on l'y voit quelquefois; est un flambeau dans une lanterne. Les chars des dieux et des déesses sont composés de quatre solives encadrées et suspendues à une grosse corde en forme d'escarpolette; entre ces solives est une planche en travers sur laquelle le dieu s'asseye, et sur le devant pend un morceau de grosse toile barbouillée, qui sert de nuage à ce magnifique char. On voit vers le bas de la machine l'illumination de deux ou trois chandelles puantes et mal mouchées, qui, tandis que le personnage se démène et crie en branlant dans son escarpolette, l'enfument tout à son aise: encens digne de la divinité.

Comme les chars sont la partie la plus considérable des machines de l'Opéra, sur celle-là vous pouvez juger des autres. La mer agitée est composée de longues lanternes angulaires de toile ou de carton bleu qu'on enfile à des broches parallèles, et qu'on fait tourner par des polissons. Le tonnerre est une lourde charrette qu'on promène sur le cintre, et qui n'est pas le moins touchant instrument de cette agréable musique. Les éclairs se font avec des pincées de poix-résine qu'on projette sur un flambeau; la foudre est un pétard au bout d'une fusée.

Le théâtre est garni de petites trappes carrées qui, s'ouvrant au besoin, annoncent que les démons vont sortir de la cave. Quand ils doivent s'élever dans les airs, on leur substitue adroitement de petits démons de toile brune empaillée, ou quelquefois de vrais ramoneurs, qui branlent en l'air suspendus à des cordes, jusqu'à ce qu'ils se perdent majestueusement dans les guenilles dont j'ai parlé. Mais ce qu'il y a de réellement tragique, c'est quand les cordes sont mal conduites ou viennent à rompre; car alors les esprits infernaux et les dieux immortels tombent, s'estropient, se tuent quelquefois. Ajoutez à tout cela les monstres qui rendent certaines scènes fort pathétiques, tels que des dragons, des lézards, des tortues, des crocodiles, de gros crapauds qui se promènent d'un air menaçant sur le théâtre, et font voir à l'Opéra les tentations de saint Antoine. Chacune de ces figures est animée par un lourdaud de Savoyard qui n'a pas l'esprit de faire la bête.

Voilà, ma cousine, en quoi consiste à peu près l'auguste appareil de l'Opéra, autant que j'ai pu l'observer du parterre à l'aide de ma lorgnette; car il ne faut pas vous imaginer que ces moyens soient fort cachés et produisent un effet imposant; je ne vous dis en ceci que ce que j'ai aperçu de moi-même, et ce que peut apercevoir comme moi tout spectateur non préoccupé. On assure pourtant qu'il y a une prodigieuse quantité de machines employées à faire mouvoir tout cela; on m'a offert plusieurs fois de me les montrer; mais je n'ai jamais été curieux de voir comment on fait de petites choses avec de grands efforts.

Le nombre des gens occupés au service de l'Opéra est inconcevable. L'orchestre et les choeurs composent ensemble près de cent personnes: il y a des multitudes de danseurs; tous les rôles sont doubles et triples; c'est-à-dire qu'il y a toujours un ou deux acteurs subalternes prêts à remplacer l'acteur principal, et payés pour ne rien faire jusqu'à ce qu'il lui plaise de ne plus rien faire à son tour; ce qui ne tarde jamais beaucoup d'arriver. Après quelques représentations, les premiers acteurs, qui sont d'importants personnages, n'honorent plus le public de leur présence; ils abandonnent la place à leurs substituts, et aux substituts de leurs substituts. On reçoit toujours le même argent à la porte, mais on ne donne plus le même spectacle. Chacun prend son billet comme à une loterie, sans savoir quel lot il aura: et quel qu'il soit, personne n'oserait se plaindre; car, afin que vous le sachiez, les nobles membres de cette Académie ne doivent aucun respect au public: c'est le public qui leur en doit.

Je ne vous parlerai point de cette musique; vous la connaissez. Mais ce dont vous ne sauriez avoir d'idée, ce sont les cris affreux, les longs mugissements dont retentit le théâtre durant la représentation. On voit les actrices, presque en convulsion, arracher avec violence ces glapissements de leurs poumons, les poings fermés contre la poitrine, la tête en arrière, le visage enflammé, les vaisseaux gonflés, l'estomac pantelant: on ne sait lequel est le plus désagréablement affecté, de l'oeil ou de l'oreille; leurs efforts font autant souffrir ceux qui les regardent, que leurs chants ceux qui les écoutent; et ce qu'il y a de plus inconcevable est que ces hurlements sont presque la seule chose qu'applaudissent les spectateurs. A leurs battements de mains, on les prendrait pour des sourds charmés de saisir par-ci par-là quelques sons perçants, et qui veulent engager les acteurs à les redoubler. Pour moi, je suis persuadé qu'on applaudit les cris d'une actrice à l'Opéra comme les tours de force d'un bateleur à la foire: la sensation en est déplaisante et pénible, on souffre tandis qu'ils durent; mais on est si aise de les voir finir sans accident qu'on en marque volontiers sa joie. Concevez que cette manière de chanter est employée pour exprimer ce que Quinault a jamais dit de plus galant et de plus tendre. Imaginez les Muses, les Grâces, les Amours, Vénus même, s'exprimant avec cette délicatesse, et jugez de l'effet! Pour les diables, passe encore; cette musique a quelque chose d'infernal qui ne leur messied pas. Aussi les magies, les évocations, et toutes les fêtes du sabbat, sont-elles toujours ce qu'on admire le plus à l'Opéra français.

A ces beaux sons, aussi justes qu'ils sont doux, se marient très dignement ceux de l'orchestre. Figurez-vous un charivari sans fin d'instruments sans mélodie, un ronron traînant et perpétuel de basses; chose la plus lugubre, la plus assommante que j'aie entendue de ma vie, et que je n'ai jamais pu supporter une demi-heure sans gagner un violent mal de tête. Tout cela forme une espèce de psalmodie à laquelle il n'y a pour l'ordinaire ni chant ni mesure. Mais quand par hasard il se trouve quelque air un peu sautillant, c'est un trépignement universel; vous entendez tout le parterre en mouvement suivre à grand'peine et à grand bruit un certain homme de l'orchestre. Charmés de sentir un moment cette cadence qu'ils sentent si peu, ils se tourmentent l'oreille, la voix, les bras, les pieds, et tout le corps, pour courir après la mesure toujours prête à leur échapper; au lieu que l'Allemand et l'Italien, qui en sont intimement affectés, la sentent et la suivent sans aucun effort; et n'ont jamais besoin de la battre. Du moins Regianino m'a-t-il souvent dit que dans les opéras d'Italie où elle est si sensible et si vive, on n'entend, on ne voit jamais dans l'orchestre ni parmi les spectateurs le moindre mouvement qui la marque. Mais tout annonce en ce pays la dureté de l'organe musical; les voix y sont rudes et sans douceur, les inflexions âpres et fortes, les sons forcés et traînants; nulle cadence, nul accent mélodieux dans les airs du peuple: les instruments militaires, les fifres de l'infanterie, les trompettes de la cavalerie, tous les cors, tous les hautbois, les chanteurs des rues, les violons des guinguettes, tout cela est d'un faux à choquer l'oreille la moins délicate. Tous les talents ne sont pas donnés aux mêmes hommes; et en général le Français paraît être de tous les peuples de l'Europe celui qui a le moins d'aptitude à la musique. Milord Edouard prétend que les Anglais en ont aussi peu; mais la différence est que ceux-ci le savent et ne s'en soucient guère, au lieu que les Français renonceraient à mille justes droits, et passeraient condamnation sur toute autre chose, plutôt que de convenir qu'ils ne sont pas les premiers musiciens du monde. Il y en a même qui regarderaient volontiers la musique à Paris comme une affaire d'Etat, peut-être parce que c'en fut une à Sparte de couper deux cordes à la lyre de Timothée: à cela vous sentez qu'on n'a rien à dire. Quoi qu'il en soit, l'Opéra de Paris pourrait être une fort belle institution politique, qu'il n'en plairait pas davantage aux gens de goût. Revenons à ma description.

Les ballets, dont il me reste à vous parler, sont la partie la plus brillante de cet Opéra; et considérés séparément, ils font un spectacle agréable, magnifique, et vraiment théâtral; mais ils servent comme partie constitutive de la pièce, et c'est en cette qualité qu'il les faut considérer. Vous connaissez les opéras de Quinault; vous savez comment les divertissements y sont employés: c'est à peu près de même, ou encore pis, chez ses successeurs. Dans chaque acte l'action est ordinairement coupée au moment le plus intéressant par une fête qu'on donne aux acteurs assis, et que le parterre voit debout. Il arrive de là que les personnages de la pièce sont absolument oubliés, ou bien que les spectateurs regardent les acteurs qui regardent autre chose. La manière d'amener ces fêtes est simple: si le prince est joyeux, on prend part à sa joie, et l'on danse; s'il est triste, on veut l'égayer, et l'on danse. J'ignore si c'est la mode à la cour de donner le bal aux rois quand ils sont de mauvaise humeur: ce que je sais par rapport à ceux-ci, c'est qu'on ne peut trop admirer leur constance stoïque à voir des gavottes ou écouter des chansons, tandis qu'on décide quelquefois derrière le théâtre de leur couronne ou de leur sort. Mais il y a bien d'autres sujets de danse: les plus graves actions de la vie se font en dansant. Les prêtres dansent, les soldats dansent, les dieux dansent, les diables dansent; on danse jusque dans les enterrements, et tout danse à propos de tout.

La danse est donc le quatrième des beaux-arts employés dans la constitution de la scène lyrique; mais les trois autres concourent à l'imitation; et celui-là, qu'imite-t-il? Rien. Il est donc hors d'oeuvre quand il n'est employé que comme danse: car que font des menuets, des rigodons, des chaconnes, dans une tragédie? Je dis plus: il n'y serait pas moins déplacé s'il imitait quelque chose, parce que, de toutes les unités, il n'y en a point de plus indispensable que celle du langage; et un opéra où l'action se passerait moitié en chant, moitié en danse, serait plus ridicule encore que celui où l'on parlerait moitié français, moitié italien.

Non contents d'introduire la danse comme partie essentielle de la scène lyrique, ils se sont même efforcés d'en faire quelquefois le sujet principal, et ils ont des opéras appelés ballets qui remplissent si mal leur titre, que la danse n'y est pas moins déplacée que dans tous les autres. La plupart de ces ballets forment autant de sujets séparés que d'actes, et ces sujets sont liés entre eux par de certaines relations métaphysiques dont le spectateur ne se douterait jamais si l'auteur n'avait soin de l'en avertir dans un prologue. Les saisons, les âges, les sens, les éléments; je demande quel rapport ont tous ces titres à la danse, et ce qu'ils peuvent offrir de ce genre à l'imagination. Quelques-uns même sont purement allégoriques, comme le carnaval et la folie; et ce sont les plus insupportables de tous, parce que, avec beaucoup d'esprit et de finesse, ils n'ont ni sentiments, ni tableaux, ni situations, ni chaleur, ni intérêt, ni rien de tout ce qui peut donner prise à la musique, flatter le coeur, et nourrir l'illusion. Dans ces prétendus ballets l'action se passe toujours en chant, la danse interrompt toujours l'action, ou ne s'y trouve que par occasion, et n'imite rien. Tout ce qu'il arrive, c'est que ces ballets ayant encore moins d'intérêt que les tragédies, cette interruption y est moins remarquée; s'ils étaient moins froids, on en serait plus choqué: mais un défaut couvre l'autre, et l'art des auteurs pour empêcher que la danse ne lasse, c'est de faire en sorte que la pièce ennuie.

Ceci me mène insensiblement à des recherches sur la véritable constitution du drame lyrique, trop étendues pour entrer dans cette lettre, et qui me jetteraient loin de mon sujet: j'en ai fait une petite dissertation à part que vous trouverez ci-jointe, et dont vous pourrez causer avec Regianino. Il me reste à vous dire sur l'Opéra français que le plus grand défaut que j'y crois remarquer est un faux goût de magnificence, par lequel on a voulu mettre en représentation le merveilleux, qui, n'étant fait que pour être imaginé, est aussi bien placé dans un poème épique que ridiculement sur un théâtre. J'aurais eu peine à croire, si je ne l'avais vu, qu'il se trouvât des artistes assez imbéciles pour vouloir imiter le char du soleil, et des spectateurs assez enfants pour aller voir cette imitation. La Bruyère ne concevait pas comment un spectacle aussi superbe que l'Opéra pouvait l'ennuyer à si grands frais. Je le conçois bien, moi, qui ne suis pas un La Bruyère; et je soutiens que, pour tout homme qui n'est pas dépourvu du goût des beaux-arts, la musique française, la danse et le merveilleux mêlés ensemble, feront toujours de l'Opéra de Paris le plus ennuyeux spectacle qui puisse exister. Après tout, peut-être n'en faut-il pas aux Français de plus parfaits, au moins quant à l'exécution: non qu'ils ne soient très en état de connaître la bonne, mais parce qu'en ceci le mal les amuse plus que le bien. Ils aiment mieux railler qu'applaudir; le plaisir de la critique les dédommage de l'ennui du spectacle; et il leur est plus agréable de s'en moquer, quand ils n'y sont plus, que de s'y plaire tandis qu'ils y sont."


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